MONOLOGUE DE L’HOMME
Je suis un homme, et je m’en vante. Je passe mon temps à m’en vanter. Je me plais bien. Je m’admire. Tout le reste, je le regarde avec un peu de mépris. Les veaux, les fourmis, les hêtres pourpres, les seringas, les bolets, les mousses, les schistes, les quasars, leur sort me concerne, bien sûr, mais peut-être d’un peu loin. Ils ne sont pas de la famille. Selon une formule que j’emploie volontiers et qui traîne un peu partout dans mes œuvres immortelles qui finiront bien par mourir, ils n’ont pas d’âme et pas de conscience. Même la famille, je m’en méfie et, souvent, je la déteste. Il y a moi d’abord, et puis les autres hommes. Dans le meilleur des cas : les autres hommes. Dans le pire : je les massacre. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est moi. Je suis, à moi tout seul, l’univers tout entier.
Je cours toute la journée. Même immobile, je cours. Je cours à travers le temps par le souvenir et le projet. Je cours à travers l’espace par l’imagination. Je ris, je joue, j’apprends, je me promène, je commande, je touche à tout, je chante. La vie est belle. Et sombre. J’ai inventé l’argent, la guerre, le service des postes, la nation, la révolution, le clergé, les règles du protocole et les farces et attrapes. De chacune de ces rubriques, je peux parler toute une vie : les ducs et pairs, la Bourse, les missiles Sam et Exocet, le matérialisme historique et la dialectique de la nature, les grèves, les mirlitons.
Il y a le sexe. Il m’occupe au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Et quand je fais semblant de ne pas y penser, et que je prends l’air dégagé et comme un peu absent, il creuse au plus profond de moi-même ses galeries et ses mines d’où peut jaillir n’importe quoi. Je m’explique tout entier par le sexe comme je m’explique tout entier par l’histoire. Ou par la pensée. Ou par Dieu.
Ou par l’argent. Ou par le pouvoir. Ou par le désir. Ou par la nécessité, mêlée d’un peu de hasard. Une de mes occupations favorites est, depuis déjà longtemps, de m’expliquer par des systèmes divers et qui excluent tous les autres. J’essaie d’agir sur le tout pour qu’il me soit favorable.
Et je fais ce que je peux pour tenter de le comprendre. Et de me comprendre du même coup.
Je fais des choses immenses. Et des choses minuscules. Je me mouche, j’éternue, je mets un pied devant l’autre pour marcher dans la rue, je mange des crabes et des choux-fleurs, je pisse, je fume, je lis le journal, je déclenche en secret, un matin de printemps, le jour du solstice d’été ou une nuit de décembre, des massacres en série, je peins sans me lasser, sous le nom de Titien, de Véronèse ou du Tintoret, pour des églises de Venise, des présentations de la Vierge au Temple ou des repas chez Lévi, j’écris l’Iliade et l’Odyssée, Die Phânoménologie des Geistes ou The Importance of Being Earnest, un sonnet introuvable et fameux, aux rimes en omphe, en eus et en ak, composé en mon nom par un futur haut fonctionnaire du ministère français des Affaires étrangères qui aimait les lettres et qui s’appelait Philippe Berthelot :
ALEXANDRE À PERSÉPOLIS
Au-delà de l’Araxe où bourdonne le gromphe, Il regardait sans voir, l’orgueilleux Basileus, Au pied du granit rose où poudroyait le leuss, La blanche floraison des étoiles du romphe.
Accoudé sur l’Homère au coffret chrysogonphe, Revois-tu ta patrie, ô jeune fils de Zeus, La plaine ensoleillée où roule l’Enipeus Et le marbre doré des murailles de Gomphe ?
Non ! Le roi qu’a troublé l’ivresse de l’arak, Sur la terrasse où croît un grêle azedarak, Vers le ciel, ébloui du vol vibrant du gomphe,
Levant ses yeux rougis par l’orgie et le vin, Sentait monter en lui comme un amer levain L’invincible dégoût de l’éternel triomphe.
Ou de petites choses anonymes, à l’origine mystérieuse et à l’auteur ou aux auteurs inconnus, et qui méritent pourtant d’échapper à l’oubli en train de les guetter, comme cette
SALADE MYTHOLOGIQUE
Pénélope Énée de vous asseoir que je vous Archonte Ulysse-Troie.
C’était Léthé. Nous Phéniciens de Déjanire. Il n’était pas Tartare : une Eurydice, une heure Icare. Encore était Titan que Scylla Phénix.
Borée d’Homère Encelade, j’étais Achéron et je sentais l’Éros se re-Bellérophon de mon Nestor-mac : peu siOmphale-ût que je n’Eurotas et que je Médée Gorgias.
Pour être plus Cocyte, je prends mon Styx à Porflone d’Adax : il Phallus voir comme j’é-Thémis ! Je Melpomène et rn’a-Muse Icare d’heure aux Champs-Élysées et je vais rendre v-Isis-te Amathonte.
Par-Venus devant sa Cambyse, je frappe à Saturne « Atrée ! » fit-elle.
Égérie. Car j’arrivais fort Atropos : elle avait mis sa Jupiter et a Lethé Anchise Persée en train d’Uranie. Ou Pluton, je crois Galatée en train de se Pollux l’Hélicon.
Sodome, je ne sais comment elle Cypris, mais après un Paphos sur Dédale Numides, Alphée le grand Icare et je lui Vulcain. Il n’était pas Aphrodite, ni Pharsale, mais Pollux, Apollon, a-Sémélé : je crois qu’elle Circé poils afin qu’ils Narcisse.
Ench-Antée de la voir Cybèle, je tombe à ses Junon, je l’Euterpe à bras-le-corps et je la Chloé sur la Pallas d’Ulysse.
Là, j’Illisus Lycaon Hélène Enée et l’Abydos de son Pyrrhon et je lui fais Minos. Ça Minerve d’Eutrope et je Tityre mon Dardanus qui Satyre d’une Bellone. Elle me Prométhée de me Pompée la Pythagore et de me la s’Chloé jusqu’à ce que Janus l’Ovule, mais pas besoin qu’elle Léda pour qu’elle s’Eurydice.
« Par Zeus ! fit-elle, qu’elle Érèbe ! Phédon » Et comme je m’y prenais un peu bas : « Actéon ! Plus haut Laomédon ! » Bien que tout le Mont Hymette, l’Atrée n’était pas Thésée.
Mais jamais je n’Érato l’Écho : faut Cassandre ou Calchas.
Cytho qu’elle Laocoon, voilà Castor et qu’elle en Rhadamante : « Orphée-le-moi » J’Amphion, j’en fis Zeus, j’Amphitrite, j’en Tircis. C’est Baucis, mais je ne peux Alexis. Télémaque.
Que Cérès si j’avais Proserpine Ménélas, Junon Neptune.
Mais voilà qu’elle Saturne. Pan Je l’Hercule Troie fois sans qu’elle m’en Priape ni que Jupiter d’elle. « Hébé ! lui dis-je, si s’Atlas, moi ça Morphée !» Phallus-t-il que Janus dans mes Deucalion ! Je suis très Protée Polyphème.
Au plus fort de l’Ixion, je ne sais si elle Vesta ou si elle fit un Pégase, mais ce n’était pas parfumé Osiris : ça sentait Pluton le Chloris Dryade d’Amon Eaque ou l’Alcide Sylphe Hydre-ique.
« Phébé ! Lydie-je, nous Jason du Sphinx-ter ! Athénée Fatimide ! Tu n’es guère Polyphème. Faudra-t-il Ganymède un Python dans l’Ares mé-Diane d’Éphèse pour Phocée l’Uranus à Cythère ? Achille donc ! je re-Tityre mon Eupolis de Corinthe que ton Péluse. » Alors, elle me Priape : « Oreste ! est-ce que je Thessalie ? » » Oh ! Lydie-je, je ne Verres ça Caprée. » Hécate jours Plutarque, voilà que mon Nestor : je Psyché d’Élam de rasoir. Que Phaéton en Parque-eille Cirque Constance ? On Centaure Lapithes de Harpies, il faut préparer des m-ixion et Phèdre des Ajax Ion. Tout cela n’est pas dé-Sisyphe et ne me servit Ariane. Omphalos-t-il qu’on me la Cupidon ? Agamemnon ! Après Simoïs d’un Andromède au Mercure, je suis par-Venus à me guérir Lapithes.
Envoi
Passant, Sirène t’Io-blige, Némésis Ithaque de Corinthe Calchas ou Callypige la Éole. due sans doute à des carabins érudits et farceurs qui avaient le culte du mercure, du chlorhydrate d’ammoniac et de l’Antiquité classique. Ou, plus vraisemblablement, d’après quelques indices – la cambuse de Cambyse, la thurne de Saturne –, à des normaliens de la Rue d’Ulm, à Paris, vers la fin du XIXe ou le début du XXe siècle et d’immortelle mémoire.
Le danger, la maladie, la souffrance et la mort ne cessent de me guetter. Quand Théophile de Viau, un autre de mes noms successifs et innombrables, sous l’influence de Vanini, prêtre et philosophe brûlé vif à Toulouse – comme Giordano Bruno à Rome, sur le campo dei Fiori –, à l’âge de trente-quatre ans pour avoir mis en question l’immortalité de l’âme dans son Amphitheatrum aeternae Providentiae, s’oppose à Malherbe par son dédain des règles et s’essaie avec succès à des sonnets licencieux
Phylis, tout est foutu, je meurs de la vérole Elle exerce sur moi sa dernière rigueur : Mon vit baisse la tête et n’a plus de vigueur ; Un ulcère puant a gâté ma parole.
J’ai sué trente jours, j’ai vomi de la colle ; Jamais de si grands maux n’eurent tant de longueur ; L’esprit le plus constant fût mort à ma langueur Et mon affliction n’a rien qui la console.
Mes amis plus secrets n’osent plus m’approcher, Moi-même, en cet état, je n’ose me toucher.
Phylis, le mal me vient de vous avoir foutue.
Mon Dieu ! je me repens d’avoir si mal vécu Et si votre courroux à ce coup ne me tue, Je fais vœu désormais de ne foutre qu’en cul on le voit : c’était le bon temps –, il est, lui aussi, pour perversion sexuelle aggravée de sacrilège – »... des vers indignes d’un chrestien tant en croïance qu’en saletez... » condamné au bûcher auquel il échappe par miracle.
Trois ou quatre siècles plus tard, je vous donne des exemples, je ne peux pas tout vous dire, il faudrait l’éternité, et peut-être un peu plus, pour raconter le temps, je m’appelle Genet, Pilorge, Escudero, Desfourneaux. Voleur, légionnaire, déserteur et poète, Jean Genet rencontre à la prison de Saint-Brieuc un assassin de vingt ans qui porte le même nom que le secrétaire breton et roux du vicomte de Chateaubriand dont je parlerais volontiers – du secrétaire, pas du vicomte qui en exigerait beaucoup plus – pendant une heure ou deux Pilorge.
Maurice Pilorge – celui de Chateaubriand s’appelait Hyacinthe – avait tué son amant Escudero. Il passa quarante jours, les chaînes aux pieds, et parfois aux poignets, dans la cellule des condamnés à mort. « Chaque fois, écrit Genet, que j’allais, grâce à la complicité d’un gardien ensorcelé par sa beauté, sa jeunesse et son agonie d’Apollon, de ma cellule à la sienne pour lui porter quelques cigarettes, levé tôt il fredonnait et me saluait ainsi, en souriant : Salut, Jeannot-du matin ! » Le 17 mars 1939, à Saint-Brieuc – le surlendemain du jour où Hitler, car, il faut vous y faire, je m’appelle aussi Hitler, envoie ses troupes occuper Prague –, le bourreau Desfourneaux tranche la tête de Pilorge. Genet, à son tour, salue alors ainsi le souvenir de son ami Pilorge dont le corps et le visage radieux hantent ses nuits sans sommeil.
LE CONDAMNÉ À MORT
... Ne chante pas ce soir Les Costauds de la Lune.
Gamin d’or sois plutôt princesse d’une tour Rêvant mélancolique à notre pauvre amour, Ou sois le mousse blond qui veille à la grand’hune.
Il descend vers le soir pour chanter sur le pont Parmi les matelots à genoux et nu-tête L’Ave Maris Stella. Chaque marin tient prête Sa verge qui bondit dans sa main de fripon.
Et c’est pour t’emmancher, beau mousse d’aventure, Qu’ils bandent sous leurs frocs, les matelots musclés.
Mon amour, mon amour, voleras-tu les clés Qui m’ouvriront le ciel où brille la mâture
D’où tu sèmes, royal, les blancs enchantements, Ces neiges sur mon passage, en ma prison muette L’épouvante, les morts dans les fleurs de violette, La mort avec ses coqs ! Ses fantômes d’amants !...
Mordille tendrement ce paf qui bat ta joue, Baise ma queue enflée, enfonce dans ton cou Le paquet de ma bite avalé d’un seul coup, Étrangle-toi d’amour, dégorge, et fais la moue !...
O viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne, Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main, Mène-moi loin d’ici battre notre campagne...
O viens, mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords, Mais viens ! pose ta joue contre ma tête ronde...
Amour, viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger, Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger, Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes...
Élève-toi dans l’air de la lune, ô ma gosse, Viens couler dans ma bouche un peu de sperme lourd Qui roule de ta gorge à mes dents, mon Amour, Pour féconder enfin nos adorables noces.
Colle ton corps ravi contre le mien qui meurt D’enculer la plus tendre et douce des fripouilles.
En soupesant charmé tes rondes blondes couilles, Mon vit de marbre noir t’enfile jusqu’au cœur.
Je brûle, je torture, je massacre, je viole avec sauvagerie tout ce qui me tombe sous la main, je monte à l’échafaud, je me livre à des batailles rangées, aux premières lueurs de l’aube, dans les rues écartées, je suis hanté par le sexe et l’argent, je tends des embuscades aux collecteurs d’impôts ou aux convoyeurs de fonds, je joue aux dés ou aux cartes dans des cabarets mal famés, des filles sur les genoux, des corps d’homme dans la tête, je bois du vin, de l’eau-de-vie ou de ces liqueurs colorées qui donnent un peu de bonheur à ceux qui n’en ont pas, je m’inflige des rêves obscurs pour oublier le monde réel, je me tue au petit matin après des nuits de chagrin et d’ivresse.
Je ne loue pas seulement avec exaltation la violence, l’échec, l’horreur des aubes amères et les fastes de l’abjection.
Soutenu par toutes les forces de la communauté et de la tradition, je chante aussi avec splendeur la gloire de la Création et de son Créateur Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, o monde maintenant total !
O credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique.
Où que je tourne la tête J’envisage l’immense octave de la Création !
Le monde s’ouvre et, si large qu’en soit l’empan, mon regard le traverse d’un bout à l’autre.
Vous êtes pris et d’un bout du monde jusqu’à l’autre autour de vous J’ai tendu l’immense rets de ma connaissance.
Comme la phrase qui prend aux cuivres Gagne les bois et progressivement envahit les profondeurs de l’orchestre, Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu’au caillou de la route et d’un bout de votre création jusqu’à l’autre, Il ne cesse point continuité, non plus que de l’âme au corps ; Ainsi l’eau continue l’esprit, et le supporte, et l’alimente, Et entre Toutes vos créatures jusqu’à vous il y a comme un lien liquide.
Ou je me célèbre moi-même et mes grandes aventures en des formules obscures, pleines de mémoire et de rites :
... ha ! toutes sortes d’hommes dans leurs voies et façons mangeurs d’insectes, de fruits d’eau ; porteurs d’emplâtres, de richesses ! l’agriculteur et l’adalingue, l’acuponcteur et le saunier ; le péager, le forgeron ; marchands de sucre, de cannelle, de coupes à boire en métal blanc et de lampes de corne ; celui qui taille un vêtement de cuir, des sandales dans le bois et des boutons en formes d’olives ; celui qui donne à la terre ses façons ; et l’homme de nul métier : homme au faucon, homme à la flûte, homme aux abeilles ; celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix, celui qui trouve son emploi dans la contemplation d’une pierre verte ; qui fait brûler pour son plaisir un feu d’écorces sur son toit ; et celui qui a fait des voyages et songe à repartir ; qui a vécu dans un pays de grandes pluies ; qui joue aux dés, aux osselets, au jeu des gobelets ; ou qui a déployé sur le sol ses tables à calcul ; celui qui a des vues sur l’emploi d’une calebasse ; celui qui mange des beignets, des vers de palmes, des framboises ; celui qui aime le goût de l’estragon ; celui qui rêve d’un poivron ; ou bien encore celui qui mâche d’une gomme fossile, qui porte une conque à son oreille, et celui qui épie le parfum de génie aux cassures fraîches de la pierre ; celui qui pense au corps de femme, homme libidineux ; celui qui voit son âme au reflet d’une lame ; l’homme versé dans les sciences, dans l’onomastique ; l’homme en faveur dans les conseils, celui qui nomme les fontaines, qui fait un don de sièges sous les arbres, de laines teintes pour les sages ; et fait sceller aux carrefours de très grands bols de bronze pour la soif... ha ! toutes sortes d’hommes dans leurs voies et façons, et soudain ! apparu dans ses vêtements du soir et tranchant à la ronde toutes questions de préséance, le Conteur qui prend place au pied du térébinthe...
Je baise, je fais la guerre, je suis roué ou pendu, je peins sur toile ou sur bois la Vierge et saint Sébastien, des baigneuses et des pommes, je sculpte le marbre ou la pierre, je me souviens et j’oublie, je m’obstine, je me contredis, j’écris des Odes aux uns ou aux autres, des Éloges, des Amers, des Exil, des Anabase, je sème des calembours et des contrepèteries, je piétine les faibles, et parfois les puissants, je prie pour l’âme des pécheurs et, souvent malgré moi, du côté des franciscains, des carmes déchaux, des dominicains, des jésuites comme des sanglants voyous qui, sous le masque de Cartouche, de Mandrin, de la bande à Bonnot ou de Bonnie and Clyde, attaquent les voyageurs et les forces de l’ordre à la porte des banques et des greniers à sel, je ne mets plus d’espérance que dans le mystère de la grâce et de la communion des saints.
« Dès ce soir, dit le crucifié au larron à sa droite, tu seras avec moi dans la maison de mon Père. » Personne ne sait ce que je deviens. Rien ne me plaît comme les surprises et de déjouer les prévisions. Les prostituées sont sauvées, les femmes fidèles trompent leur mari, les vaincus rentrent en vainqueurs dans les villes pavoisées, les menteurs mènent les peuples et les assassins couronnés sont couverts de lys et de fleurs d’oranger par les poètes lauréats. Vivre ne cesse jamais, pour les hommes, d’être une leçon de désespoir.
Et les roses poussent dans le purin.
Le secret du tout, par opposition à l’être, c’est que, grâce aux hommes, le mal s’y change en bien, le bien s’y résout en mal, le beau s’y confond avec le laid et le laid avec le beau, l’immense y devient minuscule et le minuscule, immense, la vérité ne s’y livre qu’à travers le mensonge. Le plus Dieu de tous les hommes, le plus homme de tous les dieux, Jésus, à qui ses disciples, au temps de Tibère et de Néron, ont donné le nom de Christ, ne descend sur la Terre que pour incarner le paradoxe et la contradiction : il inverse, au nom de l’amour, les valeurs des puissants et des riches, il fait entrer dans son royaume qui n’est plus de ce monde les humbles et les pauvres, son échec est son triomphe et il règne sur le tout du haut de la croix d’infamie où l’ont cloué les bourreaux. Vie, où sont tes bonheurs ? Mort, où est ta victoire ? Personne ne peut jurer que je sois vraiment libre. Mais comment ne pas voir que tout ce qui est possible dans le tout, jusqu’au plus incroyable et jusqu’à l’impossible, je serai capable de le faire ? Par mes propres forces ? Par mon propre choix ? Je ne sais pas. Je ne sais pas si je suis mon propre maître et le maître du tout ou si je suis l’instrument de quelque force inconnue et cachée qui, à travers moi, mène le tout où elle veut. Mais, emporté par la nécessité ou maître de moi-même, j’accomplirai mon destin.
Je suis, personne n’en doute, la plus belle histoire du tout.
Le tout est magnifique, avec sa vie pleine de ressources, ses mécanismes minutieux, son Soleil, son énergie, et ses étoiles au loin. Je le suis plus que lui. Il est un miracle permanent et mystérieusement programmé. Je suis une source de liberté et d’invention sans fin. Il n’est d’histoire que de moi, d’élévation que de moi, de beauté et d’art que de moi, de savoir que de moi. Ce qu’ont fait les hommes depuis qu’ils existent, personne d’autre ne l’aurait fait. Il est permis d’aimer, et même à la folie, la lumière, les trous noirs, l’hydrogène, les lichens, les diplodocus et les ornithorynques. Il faut aimer les hommes.
Parce qu’ils sont les seuls à écrire des romans, à les lire et, d’une certaine manière qu’il serait bien intéressant d’étudier en détail – et malgré la brève histoire du tout qui semble prouver le contraire –, à en fournir la matière.
Regardez-moi dans la rue, à Naples, à Pékin, à Lima, à Bamako, à Saint-Rémy-de-Provence, dans les champs, dans la forêt, sur la steppe, dans le désert, dans la neige, sur la mer.
Je suis le plus foudroyant des spectacles du tout. Sous mon crâne, derrière mes yeux et ma bouche, si capables de mentir et de dissimuler, se cache l’image d’un tout qui n’appartient qu’à moi. Et à chacun de moi. Personne ne peut jurer que ces images innombrables soient identiques entre elles. Elles sont assez semblables pour que les hommes puissent parler entre eux et d’eux-mêmes et du tout.
Chantons un peu ici ma grandeur et ma gloire. Rien ne me remplace. Rien ne m’égale. « La réponse est l’homme à quelle que soit la question », écrit un des plus subtils et le plus ardent peut-être des miens. Si j’avais disparu aux temps où j’étais si faible, où je ne savais presque rien, où j’avais si peu d’outils, où j’étais si peu nombreux, que serait devenu le tout ? Voulez-vous, encore et toujours, que je vous raconte quelques-unes des aventures, merveilleuses et uniques, qui ont rendu les hommes inoubliables aux hommes ? Certaines sont vraies, comme nous disons, et d’autres ne le sont pas, mais la distance est mince entre un songe tout court et un songe dans un songe. Voilà trois millions d’années que je me sers d’outils. Voilà cinq cent mille ans, ou un peu plus, que je maîtrise le feu. Voilà cent mille ans que j’enterre mes morts.
Voilà quarante mille ans que je grave sur des os et que je peins sur les murs. Il y a Adam et Eve, et Caïn et son frère Abel, et Abraham et son fils ; et l’invention de l’écriture, quelque part, du côté du Tigre et de l’Euphrate ; et les Égyptiens qui ont presque tout fait : la guerre, des lois, des pyramides, des temples, des tombeaux et des dieux ; et les Grecs dont il est peut-être inutile de parler encore une fois, bien que je sache que je leur dois tout ; et Odoacre et ses Hercules, et Théodoric et ses Ostrogoths, et le banquet de Ravenne où, en nombre égal, Ostrogoths et Hérules sont assis, pour faire la paix, les uns aux côtés des autres et où un convive sur deux est poignardé par son voisin, et Amalasonte, au si beau nom, qui est la fille de Théodoric et qui est étranglée par son mari Théodat ; et Asoka et ses colonnes aux inscriptions bouddhistes ; et Ts’in Che Houang-ti et sa Grande Muraille et ses livres jetés au feu ; et Omar et ses Arabes qui l’emportent sur les Perses et qui, vêtus de loques sur des chameaux somptueux pour mieux montrer aux Infidèles que les hommes ne sont rien et que leur Dieu peut tout, entrent à Jérusalem avant de donner au monde la splendeur du zéro, de l’algèbre et des jardins andalous ; et Gengis Khàn qui massacre « tous les êtres vivants jusqu’aux chiens et aux chats » – « Le ciel s’est lassé des sentiments d’arrogance et de luxe poussés à l’extrême par la Chine. Moi, je demeure dans la région du Nord où l’homme a des dispositions qui empêchent les convoitises et les désirs de prendre naissance : je reviens à la simplicité et je retourne à la pureté » – et dont les redoutables escadrons se confondent quelque temps, dans l’esprit embrumé des croisés pleins d’illusions, avec ceux du prêtre Jean, et Tamerlan et Bâtû Khàn et Hûlagû et Kubilai, et tous les autres encore, suivis de leurs Mongols, de leurs Ouigours, de leur Turcs, de leurs Tatars, de leurs Hsi-Hsia, de leurs Chinois, de leurs Vénitiens aussi, et de leur Horde d’or...
Voilà déjà que je me perds dans le jardin du tout cultivé par les hommes et aux sentiers qui bifurquent. Le désir, l’amour, le crime, l’inceste, la découverte du monde, la mathématique, la beauté, les longs desseins, la philosophie, la guerre nous envahissent de partout. L’étrier nous réclame, la boussole, la chevalerie, la perspective, la machine à vapeur, la révolution et l’inconscient, les manipulations génétiques et les mondes virtuels. Dante descend avec Virgile jusqu’au fond de l’enfer. Don Quichotte et Gargantua ricanent dans leur coin. Karl Marx, Charles Darwin et le bon Dr Freud échangent toasts et bourrades avec Pablo Picasso et avec André Breton : ils savent que leur heure va venir et qu’ils brilleront dans le tout avant, comme tous les autres, de s’effacer peu à peu.
Dans le grand stade du tout, Ératosthène et Hipparque passent le ballon à Ptolémée qui le passe à Copernic qui le passe à Tycho Brahé qui, malgré sa vessie qui le fait beaucoup souffrir, le passe à Kepler qui le passe à Galilée qui hésite et tombe et récolte un carton rouge mais réussit tout de même à le passer à Newton qui le passe à Herschel qui le passe à Le Verrier qui, les yeux fermés, performance plutôt rare, le passe à Galle qui le passe à Einstein. But ! Le stade entier se lève et applaudit longuement.
On aperçoit dans la foule lady Macbeth et Othello, tous les deux, bizarre rencontre ou signe d’intelligence, un mouchoir à la main, froissé et défroissé entre des doigts nerveux, les trois filles du roi Lear, intimes et brouillées autour de leur père en petite voiture, Bérénice, l’air chaviré – de mauvaises nouvelles de Rome, peut-être, ou peut-être de Palestine ? –, don Juan, toujours beau et toujours séduisant, entre Manon Lescaut et Mme de Merteuil, Rameau et son neveu, Cunégonde défigurée et flanquée de Candide, l’abbé de Rance en tenue de chasse et la duchesse de Montbazon, belle à damner un saint, la princesse de Clèves, Tom Jones, le comte Mosca et Fabrice del Dongo, la belle Esther, un peu égarée, entre l’abbé Vautrin et Julien de Rubempré, les Trois Mousquetaires, qui sont quatre, Mme Bovary, enchantée d’être là et qui envoie des baisers à René et à Werther, les deux benêts mélancoliques, la larme au coin de l’œil, Charles Swann et Odette, d’une élégance redoutable, un catleya au corsage, le baron de Charlus et Oriane de Guermantes, plus allurée que jamais, Julien Sorel et Mathilde de La Mole, surveillés de loin par Mme de Rénal, Gilles, Adolphe, Aurélien, Angelo, Leopold Bloom, Jerphanion et Jallez, les frères Karamazov, le capitaine Achab et le capitaine Nemo, lord Jim, le prince André et le prince Muichkine, Nana, mon amie Nane, Bel Ami, Bertram Wooster, abruti comme d’habitude et qui se pousse un peu sous son haut-de-forme, gris, accompagné de Jeeves à distance respectueuse.
Tout tourne autour de moi. Hors de moi, presque rien une routine terne, une vie obscure. Avec moi, du mouvement, une gaieté folle, des larmes, la démence, le poignard et la bombe, la fête à tous les étages, une surprise permanente et sans cesse renouvelée, le rendez-vous d’une rose et d’une hache, des feux d’artifice dans le soir qui tombe et des matins de bonheur où vous vous jetez par la fenêtre. N’allez pas vous imaginer qu’il n’y en ait que pour les matamores et pour les dompteurs d’ours, pour les gribouilleurs et les peinturlureurs, pour les inventeurs du concours Lépine, pour les consuls et leurs licteurs, les empereurs et leur cortège. Je voyage incognito, je me dissimule sous le masque de la banalité, sous des vêtements d’emprunt, sous la routine des jours.
Je suis n’importe qui : plus anonyme tu meurs.
Je recommence chaque matin la vie achevée hier soir. Dans les grottes, dans les cavernes, dans les demeures sur pilotis au-dessus des marécages, sous la tente dans le désert ou la yourte sur la steppe, au fond de l’igloo, dans les chambres sous la mansarde, dans les jardins publics, je mène, avant de me pendre, ou de monter à l’échafaud, ou de périr à la guerre, ou de me noyer dans un fleuve, ou de tomber d’un chêne, ou d’être mangé par les loups, ou de mourir dans mon lit du cancer ou de leucémie, une existence misérable, éclatante et banale de génie méconnu et de roi de mes douleurs. Les triomphes ne me manquent pas. Ce sont des triomphes de tous les jours : des rencontres, des vertiges, des baisers sous les porches ou le long des rivières, des soirs sous les tilleuls, et ils valent les bonheurs les plus enviés et les succès les plus rares. Ma vie de vendeuse ou de cantonnier vaut ma vie de banquier, de capitaine vainqueur, de diva, de courtisane, de souveraine de cour d’amour, de cardinal dans la pourpre. Le miracle, ce n’est pas le succès, fruit du hasard et de la chance : le miracle, c’est la vie.
Voilà ce que je suis : un miracle. À des milliards et des milliards d’exemplaires. C’est parce qu’il est si répandu que sa qualité de miracle est si peu reconnue et à peine célébrée. Un miracle si fréquent, est-ce encore un miracle ? Mais le tout est un miracle. La vie est un miracle. Et, plus que le tout et la vie, l’homme, qui est seul à penser le miracle et à le chanter dans ses œuvres, fût-ce en le niant et en le piétinant de fureur et d’orgueil, est le miracle des miracles.
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise : je suis le roi de la Création. Le tout sera un jour ma proie comme la Terre l’a été. Je connaîtrai tout ce qu’on peut connaître. Je ferai tout ce qu’on peut faire. J’épuiserai le champ du possible.
L’impossible, j’en rêverai, sans jamais y atteindre. Je serai de plus en plus savant, de plus en plus puissant – et toujours un imbécile, assoiffé d’autre chose. Vous voyez le tableau ? Il y a de l’inconnu dans le tout, et nous pouvons le connaître. Et il y a de l’inconnu ailleurs, dans le Tout plus grand que le tout, et tant que je serai dans l’espace et dans le temps, je ne pourrai rien en savoir.
Est-ce que j’entre, en mourant et en quittant notre tout, dans un Tout plus grand que le tout ? C’est ce que je ne sais pas et que, dussé-je atteindre, dans des milliers et des milliers de millénaires, sinon jusqu’aux limites du tout qui ne sont pas de mon ressort, du moins aux galaxies les plus lointaines qui me paraissent aujourd’hui inaccessibles, je ne saurai jamais.
Ce qui me tourmente, comprenez-moi, je ne suis pas comme les autres, c’est que je sors des primates qui sortent des algues bleues qui sortent des amibes qui sortent de la soupe primitive qui sort de la matière qui est sortie du big bang. Si je trimbale en moi quelque chose qui ressemble à une âme immortelle, à quelle étape précise de mon histoire est-elle entrée en moi ? Et qu’est-ce qui me sépare de ceux qui m’ont précédé ? Personne ne s’imagine que les amibes ou les algues bleues ont quelque chose d’immortel. Les primates d’où je surgis n’étaient pas immortels. Si l’homme est immortel, d’une façon ou d’une autre, il faut bien qu’il le soit devenu à un moment de l’histoire. Et il ne peut pas l’être devenu peu à peu, insensiblement, comme les primates sont devenus des hommes. On voit bien comment la pensée, le rire, le chant, la position debout, le pouce opposé aux autres doigts, les circonvolutions du cerveau peuvent se développer peu à peu dans ce qu’on appelle, ou appellera, un homme. Et le constituer. L’âme immortelle, c’est autre chose : il est impossible d’être un peu immortel. Comme il est impossible à une femme d’attendre un peu un enfant. On est immortel ou on ne l’est pas. Comme une femme attend ou n’attend pas un enfant.
Si je suis immortel, je le suis devenu d’un seul coup.
Puisque les espèces évoluent et se transforment l’une en l’autre, je sors nécessairement de créatures qui n’étaient pas immortelles. Si une âme immortelle habite mon corps mortel, il faut qu’elle ait été introduite dans mon enveloppe charnelle au moment même où l’homme se dégageait de l’animal. Et qu’une créature mortelle donne tout à coup le jour à un être immortel. Autant dire qu’il s’agit d’une nouvelle création et de l’irruption d’un Dieu créateur et tout-puissant au sein des mécanismes de la nécessité.
Il n’est pas impossible que tout ce qui a existé survive dans quelque chose qui ressemble à une mémoire du tout. Mais rien ne me distinguerait alors d’un orang-outan, d’une libellule, d’un asphodèle, d’un oursin. Et peut-être d’un bloc de granit ou de marbre. Si une âme immortelle ne meurt pas avec moi, il faut bien qu’elle me soit venue d’ailleurs pour me distinguer du primate qui m’a donné naissance. Si ce ferment d’éternité n’a pas été glissé en moi, je ne suis rien d’autre qu’une algue sur qui le temps a coulé.
Je me dis quelquefois que je suis autre chose qu’une algue avec du temps. Mais, franchement, je n’en sais rien. On se trompe beaucoup sur soi-même, tous les artistes le savent. Je suis un artiste ignorant de son art et ignorant de lui-même.
J’ignore si quelque chose pourra survivre de moi lorsque ma main et mon cerveau seront changés en poussière et retournés à la terre.
Ce qui m’est le plus obscur, c’est moi. C’est ce qui se passera, ici même ou à côté, dans quelques dizaines d’années, ou peut-être demain ou après-demain, dans mon propre corps et avec mon esprit quand mon cœur cessera de battre, mon sang de circuler, mon pauvre cerveau de fonctionner et que je mourrai. Et que vous, vous mourrez, puisque vous n’êtes rien d’autre que moi.
Vous voyez comment est tricoté le tout, comme il est combiné, avec force et subtilité, pour que l’essentiel vous échappe ? Ce qui vous échappe est en vous. Ce qui vous échappe est en moi. Ce qui m’échappe est en moi. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je fais une croix sur ce que je ne sais pas. Sur ce que je ne pourrai jamais savoir. J’essaie d’en savoir toujours plus sur le tout, sur ce que je peux savoir, sur les astres et sur les insectes, sur les totems et les tabous, sur le sida et la lèpre, sur les mécanismes du tout, des atomes, de mon propre cerveau – et j’essaie d’être heureux. Il y a beaucoup de voies pour être heureux. Tantôt je pense aux autres qui ne sont rien d’autre que moi et tantôt je ne pense qu’à moi, dans chacun de mes corps et de mes esprits qu’on appelle individus, en essayant d’oublier – c’est possible, et même facile – que je suis aussi les autres.
Je suis le roi du tout, sa couronne et sa fleur, sa fin, son dieu suprême. Tout aboutit à moi. Tout partira de moi. Je conquerrai le tout. Et j’abandonnerai l’être, dont je ne peux rien savoir, à ses rêveries inutiles et fumeuses et à ses coquecigrues. Il se cache ? Qu’il se cache. Je n’irai pas le chercher. Je ris, je suis puissant, je découvre et j’apprends, je fais l’amour et des livres, je cultive les roses et les beaux-arts, j’ai pitié des plus faibles : qu’est-ce qu’on me demande de plus ? Qu’est-ce que je peux faire de mieux ? J’en saurai plus demain qu’aujourd’hui. J’en sais aujourd’hui déjà bien plus qu’hier.
Personne ne doute que l’avenir ne soit à moi. À qui serait-il donc s’il n’était pas à moi ? L’avenir m’intéresse parce que c’est là que j’ai l’intention de passer mes prochains jours et les années qui viennent et les millions de millénaires qui me restent encore à vivre. Je tâcherai d’en faire une citadelle de pouvoir, un palais de délices. J’irai plus loin dans l’espace. Je descendrai très bas dans les gouffres de la matière. Je me guérirai de mes maux.
Je m’élèverai au-dessus de moi-même. Je découvrirai des choses inconnues, des domaines interdits, des sentiments nouveaux et des abîmes sans fin. Je serai plus grand et plus beau que je ne l’ai jamais été. Mon seul avenir, c’est moi-même : l’homme est l’avenir de l’homme.
Ma seule limite est le temps. Mon seul maître est le temps.
Je ne parviendrai ni à le remonter, ni à l’arrêter, ni à le ralentir, ni à l’éviter. Je n’échapperai pas à la mort. Mais je domestiquerai le changement.
Je lutterai contre la mort en la contournant. Je ne cesse de disparaître sous les espèces de l’individu. Je me survis à moi-même sous mes propres espèces, immuables et toujours nouvelles, sous les espèces de l’homme, et bientôt de ses créatures qui prendront son relais.
Je viendrai à bout de la condition humaine. Je changerai la vie. Je me changerai moi-même. Je découvrirai le tout et je le soumettrai à mon pouvoir. Et j’inventerai un homme qui sera plus et mieux que l’homme.
Il ne m’est rien d’impossible parce que je suis l’esprit. Je pense le tout et je me pense moi-même. Je me détruirai s’il le faut pour me grandir encore. Je sais comment me nier pour m’affirmer plus fort. Peut-être, dans quelques milliards d’années, n’y aura-t-il plus d’hommes à la surface de la Terre.
Mais quelque chose d’innommable, et d’encore innommé, entre le monstre et la merveille, entre la machine et l’esprit, et qui se répandra à travers l’espace. N’importe : ces créatures, ou ces créatures de créatures seront sorties de moi. Sous une forme ou sous une autre, je suis le point culminant de toute la Création. Personne ne fera beaucoup mieux que je n’ai fait sous les masques d’Homère ou de Michel-Ange, de Vivaldi ou d’Einstein, d’Abraham ou de Confucius, de Mahomet ou de Bouddha, et de ce roi crucifié dont le nom était Jésus, fils de Dieu peut-être, en tout cas fils de l’homme. Je ne ferai pas beaucoup mieux, mais je ferai autre chose. Je ferai du nouveau et de l’inconcevable.
Je suis l’homme. Je règne. Le tout est mon royaume. L’être – j’y reviens, il me hante, il m’obsède –, dont le temps est, au sein de notre tout, la manifestation la plus claire, je suis bien obligé, et peut-être dans les sanglots mais il est indigne des grandes âmes de faire part des troubles qu’elles éprouvent, de le passer par pertes et profits. Je l’honore, ici ou là, de temps en temps, dans mes moments d’émotion ou quand ma soif de pouvoir ou mon chagrin m’y contraignent. Mais, puisqu’il tient si fort à s’évanouir sous la vie et dans le tout et à se faire oublier, j’obéis à ses ordres : je l’oublie. Le tout m’occupe suffisamment. Le champ du possible est si vaste qu’il me permet d’ignorer l’éternel et l’infini qui ne sont pas de mon ressort. Le tout occulte et efface l’être. Le tout a détrôné l’être.
Je détrônerai le tout.
Je chante ma propre gloire. Les oiseaux, la lumière, le soleil, le matin qui se lève, l’immensité des eaux, des montagnes, des espaces presque sans fin chantent la gloire du tout. Je chante, moi aussi, la gloire du tout d’où je sors. Je veux bien aller jusqu’à chanter la gloire de l’être d’où est sorti le tout. Mais c’est une gloire lointaine et abstraite. L’être règne peut-être. Mais il ne gouverne pas. Qui gouverne ? C’est moi. Chaque étape a dévoré celle qui l’a précédée. Le tout a dévoré l’être. J’ai dévoré le tout. Et je le dévorerai.
Gloire à moi ! Gloire à l’homme ! Le tout m’appartient.
Ou il m’appartiendra. Je me vaincrai moi-même, car je suis plus grand que moi. Il n’est rien d’impossible à mon pouvoir souverain qui est celui de l’esprit. L’histoire du tout se confond avec les progrès d’une raison qui se confond avec moi. Je n’ai pas de maître et pas de rival. Il n’y a que moi pour parler de moi. Du tout. bien sûr, et de moi. Ce que j’ai fait déjà, et qui est prodigieux, n’est rien au regard de ce que je ferai demain. Il y a, dans le tout, d’innombrables merveilles. Mais la merveille des merveilles, et la seule merveille, c’est moi. Je n’ai besoin de personne. Il n’y a pas d’autre valeur que moi. Je suis la référence et le centre de l’univers qui est promis à ma domination. Dans le désespoir peut-être, mais dans le seul pouvoir et dans la seule grandeur possibles, je règne sur le tout et je règne sur moi. Honneur à l’homme, avenir du tout.